Les moines que vous avez testés étaient des méditants expérimentés. Qu’en est-il des gens « normaux » ?

Nous avons fait ces expériences et nos résultats ne sont pas encore publiés. Je peux vous dire que même un entraînement court de deux semaines peut faire une différence substantielle et détectable dans le cerveau, à la fois durant la méditation et après. Nous ne savons pas combien de temps ce changement peut durer, et nous aurions tendance à dire qu’il s’estompera si la personne ne pratique pas. De même que si vous faites seulement deux semaines d’exercice physique, les effets ne persisteront pas. La compassion produit des changements durables dans l’esprit si la personne s’engage dans une pratique régulière de la compassion : elle a alors un réel effet sur les circuits neuronaux, et augmente la probabilité de générer spontanément la compassion, dès qu’on est en contact avec de la souffrance dans le monde extérieur.

 

En quoi un état d’esprit empreint de compassion peut-il influencer nos principaux traits émotionnels ?

Nous pouvons nous attendre à ce que l’expression de la compassion influence le regard que nous portons sur la vie. Elle va modifier les circuits neuronaux qui le conditionnent et permettre la transformation de l’état émotionnel de base. (Les ondes gamma générées par la méditation sur la compassion sont associées à des émotions positives : optimisme, joie, confiance, etc. – NDLR.) La méditation sur la compassion renforce notamment les connexions entre le cortex préfrontal et d’autres régions du cerveau impliquées dans l’empathie. C’est alors le regard sur les autres qui change : on est de plus en plus capable de discerner le bien en eux, de voir qu’ils cherchent à être heureux, et nous tendons naturellement à les aider à trouver ce bonheur. Un autre exemple est l’intuition sociale : un individu qui a pratiqué la compassion aura une meilleure intuition sociale, il saura mieux décoder les signaux non verbaux émis par les autres, en détectant ce qui leur cause de la souffrance. Il sera très sensible au ton de la voix, aux expressions faciales, aux postures corporelles.

 

Vous avez dit que le dalaï-lama est selon vous la personne qui a le plus développé ces six traits émotionnels. Est-ce le résultat de sa compassion pour les autres êtres ?

Je pense que cela joue un rôle extrêmement important. La culture de la compassion affecte probablement d’une façon ou d'une autre chacun de nos traits émotionnels.

 

Comment définissez-vous la compassion, et pourrait-on parler par exemple d’amour inconditionnel ?

Je définirais la compassion comme un état associé au désir d’aider une autre personne. La compassion est sans aucun doute liée à l’amour inconditionnel, mais avec une différence : elle comporte une intention de soulager la souffrance. L’idée d’agir est présente, et cela se traduit au niveau de l’activité cérébrale.

 

Les gens qui aiment leurs enfants, les époux qui s’aiment, ne sont-ils pas aussi en train de pratiquer la compassion ?

Je pense que la compassion a son origine dans des situations que les êtres humains vivent sur une base régulière, par exemple l’amour et l’affection qu’un parent ressent pour son enfant. Cela est une composante très importante de la compassion, la graine de la compassion en quelque sorte. Ce qui est différent dans les traditions contemplatives, c’est qu’au lieu de restreindre ce sentiment aux êtres aimés, on le généralise à tous les êtres humains. Le dalaï-lama parle respectivement de compassion biaisée et de compassion non biaisée. Les deux sont pour lui de la compassion, mais dans un cas on la restreint à un petit groupe, et ce n’est pas la forme la plus développée de la compassion. La forme la plus développée s’étend à tous les êtres, sans distinction de nationalité, d’ethnie ou de tradition religieuse.

 

Mais le point de départ des méditations sur la compassion est l’amour pour un être défini ; peut-on parler de la compassion comme d’un élargissement du sentiment d’amour ?

C’est tout à fait cela.

 

Cela paraît assez évident qu’on puisse cultiver l’attention. Mais pensez-vous que la compassion est aussi une attitude que chacun peut générer avec de la pratique ?

Oui. Je crois que tous les êtres humains ont une capacité de compassion, mais qu'elle nécessite un environnement qui la nourrisse pour pouvoir s’exprimer. C’est comme le langage. Chacun d’entre nous en a la capacité, mais pour qu’elle s’exprime, nous devons être élevés dans une communauté linguistique. Pour que nous exprimions de la compassion, nous avons besoin de modèles, et d’une communauté qui soit elle-même compassionnelle.

 

Mais notre société continue de donner beaucoup de crédit à la survie du plus fort, la lutte pour la vie. Pensez-vous que vos recherches contredisent cette vision, faisant de la compassion une condition du développement du cerveau humain ?

La capacité pour l’amour et la compassion fait sans conteste partie intégrante de notre biologie, et de plus en plus de recherches suggèrent que la génération de cette sorte d’états émotionnels est bénéfique à notre biologie. Le fait de générer de la compassion et de l’amour est bon pour la santé, pour le corps et pour le cerveau. Je pense que cela est porteur de changement et que plus ces découvertes seront largement répandues, plus elles inciteront les gens à prendre au sérieux leur état émotionnel, et à faire ce qu’il faut pour acquérir les compétences qui leur permettront d’être plus aimants et plus capables de compassion.

 

Vous avez reçu récemment un financement de la fondation Bill et Melinda Gates pour mettre au point un jeu vidéo qui aurait pour objet la compassion. Est-ce que ce genre d’outil peut avoir une influence ?

Les enfants passent beaucoup de temps devant les ordinateurs à jouer aux jeux vidéo et je ne pense pas que nous pourrons changer cela. C’est aujourd’hui totalement intégré à la culture dans le monde occidental. Autant utiliser cette technologie pour cultiver chez les enfants des qualités positives, comme la gentillesse, la compassion, l’attention et la pleine conscience. C’est dans ce but que nous sommes en train d’étudier la possibilité d’utiliser les jeux vidéo et les jeux électroniques. Et nous le ferons de manière rigoureuse et scientifique et évaluerons l’impact de ces jeux sur le cerveau des écoliers du secondaire. Nous ne savons pas encore si ça marchera. Mais si c’est le cas, il y aura alors de grandes possibilités de diffusion.

 

Avez-vous aussi des projets pour mettre en place dans les écoles des programmes inspirés de vos recherches ?

Nous travaillons déjà dans les écoles, dans différentes classes depuis la maternelle, à des programmes permettant de développer la compassion, et nous étudions leur impact sur les enfants et les enseignants, afin de voir s’ils ont un effet bénéfique et peuvent réduire les problèmes émotionnels tels que la brutalité, si répandue aujourd’hui. Nous utilisons pour cela des techniques de méditation séculaire. Nous le faisons à l’école publique, ici, à Madison, dans le Wisconsin.

 

Quand vous avez commencé vos recherches, les émotions n’étaient pas considérées comme un objet de science. Aujourd’hui, tout un pan de la recherche leur est consacré, et des programmes comme celui que vous venez de décrire se développent. Que vous inspire cette évolution ?

Le changement est profond, et ce qui me surprend le plus, c’est sa rapidité. On accepte aujourd’hui beaucoup plus largement l’importance d’un apprentissage socio émotionnel, et l’idée que par la pratique mentale, on peut changer son comportement et son cerveau. Je pense que cette idée est en train de pénétrer notre culture aujourd’hui, et c’est ce qui me rend optimiste pour le futur.

 

Biographie de Richard Davidson 

 

Professeur de psychologie et de psychiatrie à l’université de Madison dans le Wisconsin,

Richard Davidson s’intéresse notamment aux effets de la méditation sur le cerveau. Il est membre depuis 1991 de l’Institut Mind and Life, qui rassemble des scientifiques et des méditants. Directeur de deux laboratoires, fondateur d’un centre de recherches, il a publié plus de 275 articles dans des revues scientifiques et des livres spécialisés..