« Enfant, je marchais les pieds nus dans la neige. Ma mère cuisinait sur un poêle à charbon qui lui brûlait les yeux, et devait parcourir un kilomètre pour laver le linge à la rivière », se souvient Bhikkhu Sanghasena. Né dans un village reculé du Ladakh, grandi aux confins de cette région himalayenne perchée entre 3000 et 7000 mètres d’altitude, il s’engage à 17 ans dans l’armée indienne. «C’était le seul moyen de découvrir autre chose ! Depuis tout petit, la diversité du monde m’interroge. Je voulais tout comprendre, tout savoir. » L’uniforme est un échappatoire, pas une vocation. « A 21 ans, j’ai rencontré un moine bouddhiste, qui m’a parlé de sa vie. » Appel intérieur : il troque le kaki pour le carmin. Direction un monastère au sud de l’Inde.
Le jeune homme se voit bien y couler des jours paisibles loin de la rudesse des montagnes et des problèmes du monde… Pourtant, huit ans plus tard, il sort de sa bulle pour retourner au Ladakh. « Je ne pouvais pas rester les yeux fermés devant les difficultés de mon peuple. A l’époque, personne ne faisait rien pour eux. » Ce qui a dicté son choix ? « L’enseignement de Bouddha lui-même. Rien ne sert de philosopher sur la sagesse ou de réciter des mantras sur la compassion si c’est pour ne pas la mettre en action ! Je suis sûr que Bouddha aurait fait comme moi. »
Regard d’enfant
Pour lui, la compassion commence là, dans cette capacité à ne jamais se blaser – ni de ce que la vie offre de meilleur, ni de ce qu’elle a de pire – et à mettre systématiquement les choses en perspective. « Comment voulez-vous que je me prélasse au chaud en sirotant un café tant que je sais que quelque part, des gens n’ont pas de quoi manger ni s’abriter ? Ceux qui ont faim ou soif n’ont pas besoin d’un gourou mais de pain, d’eau, de médicaments, d’un toit sur la tête. » Candide ? Affranchi des postures, la mine douce et souriante, Bhikkhu Sanghasena porte son idéalisme en étendard. Fondateur d’une organisation caritative qui fournit (entre autres) une éducation de qualité à 850 enfants défavorisés, sans barrière de sexe ni d’origine, il reste capable de s’émerveiller, de cultiver en lui les ressources nécessaires pour rayonner, garder son cap et en nourrir les autres.
Son secret ? « La méditation ! Méditer, c’est expérimenter la joie et la sérénité en soi. La compassion, c’est l’exprimer et la partager avec les autres. Elles doivent aller ensemble ! Au début, je n’avais pas un sou en poche, rien à montrer pour expliquer mon projet, personne pour partager ma vision et mon implication. Le terrain que j’avais acheté à quelques kilomètres de Leh (la principale ville du Ladakh) ressemblait à la lune. Plusieurs fois, j’ai failli baisser les bras. Encore aujourd’hui, il faut sans cesse consolider l’existant, développer les capacités d’accueil, trouver des sources de financement… La méditation me permet de ne pas m’user face à la lourdeur de la tâche, et de prendre conscience que ces difficultés ne concernent que moi ; si je les dépasse, je peux aider des centaines de personnes. »
Y compris en formant des occidentaux – et une nouvelle génération d’indiens – à la méditation. « Mon but est de donner à chacun la nourriture dont il a besoin pour aller plus loin dans sa vie et construire son chemin, commente-t-il. Pour mon peuple, l’urgence c’était l’accès aux soins, à l’éducation, à des hébergements décents. Pour celui dont la sécurité matérielle est déjà assurée, c’est de trouver un sens profond à l’existence. Le confort est nécessaire, mais pas suffisant. Si on mettait la technologie et l’économie au service du développement spirituel, plutôt qu’à celui de toujours plus de technologie et d’économie, on pourrait tous atteindre rapidement l’éveil ! »
Pas en rêve, pas un jour, pas dans une autre vie ou au Paradis : concrètement, ici et maintenant. Pour soi, pour les autres. « La méditation aide à se recentrer, à prendre conscience de son lien au monde, et qu’on a le pouvoir d’agir. » Par un geste, une attention, quelques heures consacrées à mettre ses compétences au service des plus démunis… « Mon but est de rendre la spiritualité accessible et de l’ancrer dans la vie quotidienne, au-delà des rites, des croyances », des dévotions aveugles à un gourou ou un autre.
Non-conformiste
Quitte à secouer l’ordre établi. « En voyageant à Taiwan, je me suis rendu compte que les nonnes y étaient très respectées, alors qu’au Ladakh, elles étaient laissées pour compte, raconte Bhikkhu Sanghasena. Ce n’était pas une discrimination délibérée, juste l’acceptation d’un état de fait. » Qu’il décide de faire évoluer. « J’ai alerté les leaders bouddhistes ; certains se sont retranchés derrière les écritures. Pourquoi toujours en revenir aux textes ? Ils sont importants mais ne sont pas vivants, contrairement à ces jeunes filles, pourvues de facultés intellectuelles et spirituelles similaires à celles de leurs frères. Arrêtons de comparer et de confronter ; chacun est unique. »
Le moine crée alors son propre couvent, en complément d’un monastère et d’écoles laïques pour filles et garçons, où il remet en question le contenu de l’enseignement traditionnel. « Chez nous, les programmes sont holistiques : au-delà des matières classiques, comme l’histoire ou les mathématiques, les enfants apprennent à méditer, à cultiver leur attention, leur intégrité et leur compassion. Je veux en faire des êtres solides sur leurs jambes, indépendants, intelligents, respectueux de l’environnement, ouverts socialement », capables de comprendre le monde dans lequel ils vivent, de s’y adapter et d’y apporter leur pierre.
Sans prosélytisme. « Bouddha n’était pas bouddhiste, Jésus n’était pas chrétien ! », s’amuse Bhikkhu Sanghasena. Juste des hommes de valeur,« des modèles qui ont su trouver leur chemin. A nous de faire pareil, d’ouvrir nos cœurs et d’embrasser l’humanité entière. » En comprenant que quand on donne, on reçoit. « Certains de mes anciens élèves, alors qu’ils avaient les capacités de faire de brillantes carrières et de gagner plus d’argent ailleurs, sont revenus travailler à mes côtés. C’est ma récompense. »