La vie m’a fait ce cadeau, de rencontrer le dalaï-lama et sœur Emmanuelle. Chez les deux, l’expérience spirituelle est fondée sur un lien très fort avec l’humanité. Sœur Emmanuelle vivait un lien d’amour avec le Christ, et à travers ce lien, aimait l’autre. Le dalaï-lama y arrive par une voie qui est celle de la compassion, considérée comme une forme d’amour sans attachement. Pour lui, le plus haut degré de calme intérieur provient du développement de l’amour et de la compassion.

 

Y parvenir est une expérience d’ouverture. On est fermé lorsqu’on a un sentiment individualiste et qu’on ne parvient pas à créer le lien avec les autres. Mais ces personnalités spirituelles ne font plus la distinction entre elles-mêmes et les autres. Elles sont convaincues que ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous divise.

 

La force qui est alors libérée est immense. Ce qu’ils ont réalisé en témoigne. Sœur Emmanuelle s’est installée à plus de 60 ans dans un bidonville du Caire, aujourd’hui complètement transformé. Quand elle est arrivée, elle n’avait rien d’autre à partager avec les habitants qu’un débordement d’amour. Et c’est avec cela qu’elle est parvenue peu à peu à structurer leur vie, en commençant par créer une école dans un enclos à chèvres. Le message est passé d’être humain à être humain, de cœur à cœur. Quant au dalaï-lama, il n’avait que 24 ans lorsqu’il a quitté le Tibet en mars 1959. Le départ – prévisible – a été décidé le matin, et a eu lieu vers 10 heures du soir. Il le dit lui-même : « La seule chose que j’ai pu emporter avec moi, ce sont les forces de la sagesse et de la compassion », fruits de son éducation. Parti sans rien de matériel, il a fait rayonner les trésors qu’il portait dans son cœur.

 

Tous deux ont ce potentiel extraordinaire de l’être humain quand il est capable de développer des valeurs qui sont reléguées par l’économie et la vie sociale au dernier plan, et ne font pas l’objet d’une véritable éducation. Nous avons à la fois cette pulsion de saisie, comme la nomment les bouddhistes, qui est le besoin d’accaparer lié à la peur – la peur de manquer, la peur du lendemain – et aussi cette capacité de nous transformer dans l’ouverture et de revenir à la source de beauté et de don que nous avons en nous.

Ce qui m’a frappée chez tous les gens qui ont une vie spirituelle – qu’ils soient hindous, bouddhistes, musulmans, chrétiens… – c’est qu’ils ont une chaleur, un sourire particuliers, car ils ont imprégné leur conscience de cette pratique de l’amour.

 

C’est une véritable énergie qui se dégage de telles personnes. Dans le bouddhisme tibétain, pour devenir un être humain véritable, relié aux autres, on doit être capable d’ouvrir son cœur au sens énergétique. L’image qui symbolise cette ouverture est un lotus épanoui, tourné vers le ciel (alors que le cœur de l’être humain ordinaire est représenté par un lotus fermé, et celui de l’animal par un lotus tourné vers la terre). C’est à la fois une image, et une expérience qui se vit dans la méditation. L’expérience méditative consiste à placer son esprit sur la zone énergétique du cœur et à reconnaître ce processus d’ouverture, en se souvenant d’un être envers lequel on a été capable de manifester de l’empathie.

 

J’ai vu des gens approcher le dalaï-lama ou sœur Emmanuelle et se transformer littéralement : l’expression de leur visage n’était plus la même, certains se mettaient à sangloter, ou bien il y avait un silence, ils ne trouvaient plus leurs mots, car ils recevaient en eux ce message non verbal, cette communication d’amour qui imprègne nos cellules. Même les plus durs, les plus insensibles ne peuvent s’y fermer.

 

Tant qu’on rencontre le dalaï-lama ou sœur Emmanuelle, ce n’est pas difficile d’aimer. Mais pour comprendre la force du bien, il faut aussi être capable d’évaluer la force du mal. J’ai recueilli de nombreux témoignages d’exilés chinois et tibétains qui avaient été torturés. Certains priaient pour ne pas avoir de colère contre leurs bourreaux. C’était le cas de Palden Gatsyo, l’un des premiers à avoir témoigné devant la Commission des droits de l’homme à Genève, après avoir passé 33 ans dans les prisons et les camps de travail en Chine. La première fois que je l’ai rencontré, alors que nous attendions la traductrice, il a fait tomber son grand manteau de méditation et m’a appelée près de lui. Il m’a enveloppée dans son manteau et m’a serrée avec une telle force que j’ai senti son cœur battre. Sur le moment, je me suis dit : « Pourquoi ce geste ? » Par la suite, à travers le récit des prisonniers, j’ai dû affronter la douleur et l’inhumanité de la barbarie. Et je me suis rendu compte alors que Palden Gatsyo avait voulu me faire entrer dans cette énergie, me faire comprendre que l’amour est plus fort que la haine.

 

C’est difficile de transcender le mal et de le reconnaître aussi en soi-même. Parce que nous avons également en nous des racines de violence. Le face-à-face avec la part d’ombre en soi est exigeant et dur, mais indispensable. Identifier les imperfections en soi est un préalable pour être dans une ouverture libre de jugement envers autrui et l’accepter. Sinon, c’est en l’autre qu’on ferme la possibilité d’ouverture au bien. Sans cela on peut être dans une excellente image de soi-même, qui n’est pas une image vraie.

 

Nous ne sommes pas excellents, mais nous avons la possibilité de nous transformer. Quand j’entendais le dalaï-lama, ou autrefois sœur Emmanuelle, parler de leurs travers, je me disais : « Qu’est-ce qu’ils ont besoin de se présenter comme ça ? » J’ai compris que leur lucidité leur permet de voir en eux ce qui n’est pas abouti. Je m’attendais à ce que la voie spirituelle me tire vers le haut, mais elle m’a obligée à regarder vers le bas, à arracher ce masque de bonne conscience pour voir qui je suis vraiment. Alors l’amour devient possible.

 

Biographie de l‘auteur

 

Sanskritiste, traductrice de l’enseignement du kalachakra, Sofia Stril-Rever a écrit des livres avec sœur Emmanuelle et le dalaï-lama. Elle a fondé Tibet Compassion International. En 2011, elle a publié avec le dalaï-lama L’Appel au monde.